"Les deniers de la culture"
" Personne plus que moi Messieurs, n'est pénétré
de la nécessité d'alléger le budget,
seulement, à mon avis, le remède de l'embarras de
nos finances n'est pas dans quelques économies chétives
et détestables ; ce remède serait selon moi, plus haut
et ailleurs ; il serait dans une politique intelligente et
rassurante, qui donnerait confiance à la France, qui ferait
renaître l'ordre, le travail, le crédit... et qui
permettrait de diminuer, de supprimer même les énormes
dépenses spéciales qui résultent des embarras de
la situation.
C'est là, Messieurs, la véritable
surcharge du budget, surcharge qui, si elle se prolongeait
et s'aggravait encore, et si vous n'y preniez garde, pourrait,
dans un temps donné, faire crouler l'édifice
social.
J'ai déjà voté et je continuerai
de voter la plupart des réductions proposées, à
l'exception de celles qui me paraîtraient tarir les sources
même de la vie publique, et celles qui, à côté
d'une amélioration financière douteuse, me
présenteraient une faute politique certaine.
C'est dans
cette dernière catégorie que je range les réductions
proposées par le comité des finances sur ce que
j'appellerais le budget spécial des lettres, des sciences et
des arts. Je dis Messieurs, que les réductions proposées
sur le budget spécial des lettres, des sciences et des arts
sont mauvaises doublement. Elles sont insignifiantes au point de vue
financier, et nuisibles à tous les autres points de vue.
Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d'une telle
évidence, que c'est à peine si j'ose mettre sous les
yeux de l'assemblée le résultat d'un calcul de
proportion que j'ai fait. Je ne voudrais pas éveiller le rire
de l'assemblée dans une question sérieuse ; cependant,
il m'est impossible de ne pas lui soumettre une comparaison bien
triviale, bien vulgaire, mais qui a le mérite d'éclairer
la question et de la rendre pour ainsi dire visible et palpable.
Eh
bien ! ce que vous ne conseilleriez pas à un particulier, au
dernier des habitants d'un pays civilisé, on ose le
conseiller à la France.
Je viens de vous montrer à
quel point l'économie serait petite; je vais vous montrer
maintenant combien le ravage serait grand.
Ce système
d'économies ébranle d'un seul coup tout cet ensemble
d'institutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du
développement de la pensée française. Et quel
moment choisit-on ? C'est ici, à mon sens, la faute
politique grave que je vous signalais en commençant.
Le
moment où elles sont plus nécessaires que jamais, le
moment où, loin de les restreindre, il faudrait les étendre
et les élargir. Eh bien ! quel est, en effet, j'en appelle à
vos consciences, j'en appelle à vos sentiments à tous,
quel est le grand péril de la situation actuelle ?
L'ignorance.
L'ignorance encore plus que la misère.
L'ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui
nous investit de toute part. Et c'est dans un pareil moment,
devant un pareil danger, qu'on songerait à attaquer, à
mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont
pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire
l'ignorance !
Sur ce point, j'en appelle, et je le répète,
au sentiment de l'assemblée. Quoi ! d'un côté la
barbarie dans la rue, et de l'autre le vandalisme dans le
gouvernement ! Messieurs, il n'y a pas que la prudence matérielle
au monde, il y a autre chose que ce que j'appellerai la prudence
brutale. Les précautions grossières, les moyens de
police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des sociétés
civilisées.
On pourvoit à l'éclairage des
villes, on allume tous les soirs des réverbères dans
les carrefours, dans les places publiques ; quand donc
comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral,
et qu'il faut allumer des flambeaux pour les esprits ? Un mal moral,
un mal moral profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral,
cela est étrange à dire, n'est autre chose que l'excès
des tendances matérielles. Eh bien, comment combattre le
développement des tendances matérielles ?
Par
le développement des tendances intellectuelles, il faut ôter
au corps et donner à l'âme. Quand je dis ; il faut ôter
au corps et donner à l'âme, vous ne vous méprenez
pas sur mon sentiment. Vous me comprenez tous, je souhaite
passionnément, comme chacun de vous, l'amélioration
du sort matériel des classes souffrantes, c'est là,
selon moi, le grand, l'excellent progrès auquel nous devons
tous tendre de tous nos vœux comme hommes et de tous nos efforts comme législateurs.
Eh bien ! la grande erreur de notre
temps, a été de pencher, je dis plus, de courber
l'esprit des hommes vers la recherche du bien-être matériel,
et de le détourner par conséquent du
bien-être intellectuel.
Il importe Messieurs, de remédier
au mal ; il faut redresser, pour ainsi dire, l'esprit de l'homme, il
faut, et c'est là la grande mission, la mission spéciale
du ministère de l'instruction publique, il faut relever
l'esprit de l'homme, le tourner vers la conscience, vers le beau, le
juste et le vrai, le désintéressé et le
grand.
C'est là, et seulement là, que vous
trouverez la paix de l'homme avec lui-même, et par
conséquent la paix de l'homme avec la société.
Pour
arriver à ce but, Messieurs, que faudrait-il faire ? Il
faudrait multiplier les écoles, les chaires, les
bibliothèques, les musées, les théâtres,
les librairies. Il faudrait multiplier les maisons d'études
pour les enfants, les maisons de lecture pour les hommes, tous les
établissements, tous les asiles où l'on médite,
où l'on s'instruit, où l'on se recueille, où
l'on apprend quelque chose, où l'on devient meilleur, en un
mot, il faudrait faire pénétrer de toute part la
lumière dans l'esprit du peuple, car c'est par les ténèbres
qu'on le perd.
Ce résultat, vous l'aurez quand vous
voudrez. Quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique
mouvement intellectuel, ce mouvement, vous l'avez déjà
; il ne s'agit pas de l'utiliser et le diriger, il ne s'agit que de
bien cultiver le sol. L'époque, est une époque riche et
féconde ; ce ne sont pas les intelligences qui manquent, ce ne
sont pas les talents, ce ne sont pas les grandes aptitudes, ce qui
manque, c'est l'encouragement enthousiaste d'un grand
gouvernement.
Je voterais contre toutes les réductions
que je viens de vous signaler, et qui amoindriraient l'éclat
utile des lettres, des arts et des sciences.
Je ne dirai plus qu'un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes tombés dans une méprise regrettable ; vous avez cru faire une économie d'argent, c'est une économie de gloire que vous faites. Je la repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l'honneur de la République."
(Discours à l'Assemblée Nationale du 10 novembre 1848 du député Victor Hugo)
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